PHILIPPINE DE SALABERRY

RECKONER

16.01 - 08.03.2025

Communiqué de presse

Relier les points

Chaque pas est compté, aux battements de cœur près. Les montres connectées et smartphones transforment chacun de nos mouvements en données. Nous nourrissons deux corps, l’un organique, l'autre numérique et chacun d’eux est scruté avec la même attention pour des motifs médicaux, sécuritaires, publicitaires… Les datas cristallisent des enjeux qui nous échappent parce que pour la plupart nous avons du mal à les visualiser. La démarche de Philippine de Salaberry s’appuie sur un ensemble de données personnelles qui peuvent être celles de ses cycles de sommeil ou celles de ses entraînements sportifs. Un itinéraire, un rythme, une pulsation… Des éléments qui échappent pour la plupart à la conscience prise dans l’habitude. Se rappelle-t-on d’une bonne nuit de sommeil, de toutes les courses que l’on a pu faire ? Tout cela permet de saisir un quotidien, voire une intimité mais est-ce pourtant là que réside le contour d’un individu ? L’artiste dans l’exposition Reckoner relie poétiquement des points mathématiques, travaillant avec des algorithmes, elle propose des transcriptions par la sculpture ou la peinture. Dans le champ de la littérature, Charly Delware avec Databiographie a imaginé réinventer le genre de l’autobiographie par les chiffres, moyen a priori objectif et sûr de parler de soi tout en éveillant les consciences sur les outils de surveillance et d’autosurveillance dont nous disposons dans la moindre de nos poches. Le propos de l’artiste n’est pourtant pas d’idéaliser une transparence ou de rendre compte de sa vie. 

Les Exsudats de Philippine de Salaberry ont paradoxalement quelque chose d’opaque. La peinture qui traduit la concentration de données par des intensités de couleurs ne cherche pas la lisibilité, elle lisse la touche. Dans ces jeux de couleur, entre l’ocre et le bleu, en fonction du type de données retranscrits, on pourrait reconnaître une peinture de nuages au coucher de soleil. Un cloud cette fois-ci très concret. On peut penser au Regulus de Turner, cette toile dans laquelle le peintre britannique cherche le point de vue d’un homme auquel on a arraché les paupières, rendant l’impossibilité de l’ombre. Il y a peut-être là une image de ce que le numérique, hypermnésique, change à nos vies… Les peintures Philippine de Salaberry ne se résument ainsi pas seulement à ce que l’on voit ou ce que l’on peut interpréter ; elle n’en travaille pas seulement la face mais aussi les tranches assumant toute la matérialité du support. La peinture qui souligne le cadre, en brouillant les contours de l’objet, joue ainsi de l’impossibilité de se défaire de nos auras numériques. L’artiste relie les points, littéralement, en revenant sur la toile avec des clous qu’elle soude les uns aux autres comme une trajectoire qui informe la lisibilité, fait se superposer les plans de réalité. L’artiste relie les points de ces moments où le corps s’oublie. Au-delà d’une recherche de performance, la course s’apparente à une dépense d’énergie. Les cycles de sommeil à partir desquels elle travaille par ailleurs sont du même ordre, allant au-delà de l’épuisement. Ses sculptures élargissent le champ des perceptions. Leurs formes, la façon dont les lignes travaillent le vide, renvoie à la façon dont Bachelard assimilait l’air aux songes au travers du mouvement. Elles mettent en valeur des circulations, jouent des regards. On pourrait dire qu’elles rendent visible.  

Henri Guette, critique d’art.

Précédent
Précédent

Des plis de pierre et de peau

Suivant
Suivant

Altaerna⎥23.11 - 11.01.2025