ANNE HOREL

ALBERTINE MEUNIER

IMPROMPTUES

13.04 - 27.05.2023

Intelligences artificielles et sensibilités renouvelées

À première vue, l’intelligence artificielle semble être l’antithèse de la sensibilité humaine. Elle est pourtant source de fantasmes depuis 2 500 ans. La Grèce ancienne imaginait déjà un géant de bronze dénommé Talos, forgé par Hephaïstos pour protéger la Crète. Il faut attendre le XIVe siècle pour que les monumentales horloges mécaniques, répandues dans les monastères et les cathédrales, prennent des airs d’automates symboles de la création divine et de la rédemption. Le rêve de l’automate se poursuit avec de faux joueurs d’échecs artificiels comme le Turc mécanique du Baron von Kempelen (1769) puis Ajeeb, créé par Charles Hopper (1865). Les premières machines pensantes naissent avec la cybernétique des années 1950. La Palomilla du mathématicien Norbert Wiener (1949), les tortues du neurophysiologiste William Grey Walter (1947), ou encore le renard électronique du scientifique Albert Ducrocq (1953) sont même qualifiés de machines « sensibles » par la presse de l’époque. Le rêve de l’intelligence artificielle se concrétise avec un rapport du mathématicien Alan Mathison Turing dans lequel il imagine une machine pensante dès 1948, « Intelligent Machinery », puis avec un article devenu fondateur quelques années plus tard, en 1950 : « Computing machinery and intelligence ». Il faudra attendre 1956 pour que John McCarthy invente la scandaleuse expression d’« intelligence artificielle » afin de désigner cette science qu’il étudie au Dartmouth College de Hanover accompagné de Marvin Minsky, Claude Shannon et Nathaniel Rochester. La même année, l’artiste Nicolas Schöffer crée la première sculpture cybernétique, capable de réagir aux variations sonores et lumineuses : CYSP 1 est un véritable « cerveau électronique » faisant tourner et pivoter ses plaques en fonction de son environnement. Cette sculpture sensible offre un nouveau genre de performance artistique, comparable à celle des danseuses de Maurice Béjart avec qui elle se produira sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier en 1956. La machine est désormais capable de performance artistique. La performance quasi théâtrale survient dix ans plus tard avec le Robot K-456, conçu par Nam June Paik aidé par l’ingénieur Shuya Abe. Se mêlant aux passants de New York tout en déblatérant, le robot finit percuté par une voiture en 1982, mettant en scène la « Première catastrophe du XXIe siècle ». Plus tard, la machine interprétera son propre rôle au cinéma dans Sayonara, réalisé en 2015 par Koji Fukada. Elle est également peintre depuis 1959, date à laquelle les Méta-Matics de Jean Tinguely produisent leurs premiers tableaux abstraits. Aujourd’hui, les générateurs d’image capables de produire n’importe quel portrait ou nature morte permettent une infinité de possibilités. Parfois poète, (Ross Goodwin, Word.camera, 2016), ou même scénariste (Ross Goodwin et Oscar Sharp, Sunspring, 2016), l’intelligence artificielle devient polyvalente et semble maîtriser n’importe quel médium artistique. Désormais, la machine est à la fois sensible et capable de produire du sensible.

Les images d’Impromptues sont le résultat d’une collision entre les intelligences artificielles et deux univers artistiques : ceux d’Anne Horel et d’Albertine Meunier. Il s’agit avant tout d’une rencontre par les mots. Dans une certaine forme d’introspection, chacune des deux artistes a réuni une vingtaine de mots représentatifs de son œuvre et de sa culture artistique. L’auto-exploration par le verbe a ensuite laissé place à l’échange : les artistes ont respectivement emprunté les mots de l’une et de l’autre pour concevoir des prompts, ces phrases transformées en images par des intelligences artificielles. À l’aide de DALL-E 2 pour l’une et de Midjourney pour l’autre, Anne Horel et Albertine Meunier inventent une nouvelle forme d’intimité qui mêle les mots et les idées pour accoucher d’images. Par ce procédé de collaboration voire de fusion artistique, par le verbe et par le pixel, les artistes imaginent une nouvelle forme de collage.

Les créatures d’Anne Horel dévisagent leur regardeur à tel point que l’on finit par se demander qui de l’humain ou du non-humain est le plus étrange. Les lèvres, les yeux, la peau et l’expression de ses créatures tout comme l’intelligence artificielle qui les a générées poussent le regardeur à s’interroger sur sa propre humanité pour dépasser la vallée de l’étrange. Pleines de beauté, les créatures d’Anne Horel développent finalement une sensibilité pour tout ce qui n’est pas complètement humain, qu’il s’agisse d’IA, de faune, de flore, ou de créatures imaginées. À l’image de ses « divinités contemporaines », les créatures générées par Anne Horel interrogent les croyances et les adorations d’une époque qui déborde d’images générées, partagées, « likées » ou plutôt aimées. Ces images adorées sortent des écrans pour s’imprimer sur des céramiques intemporelles, devenant de véritables artefacts contemporains qui prédatent l’archéologie de notre temps.

Albertine Meunier développe un autre rapport à l’intelligence artificielle. L’artiste collabore véritablement avec ce nouvel outil en lui proposant des expressions plus abstraites comme « le hic de la pomme de terre », tirée de l’ouvrage qui réunit son historique sur le moteur de recherche Google. Par la liberté laissée à l’algorithme qu’elle refuse de contrôler, Albertine Meunier fait elle aussi naître une nouvelle forme de sensibilité au non-humain. Selon elle, c’est bien dans le liant constitué par le choix des mots et des images générées que l’on retrouve la trace de l’artiste humain. Ce liant se révèle sans que l’on puisse complètement le définir dans la série HyperChips qui dévoile différentes Albertines chacune imaginée par Midjourney. 

Chacune à leur manière, les artistes utilisent les générateurs d’images pour envisager un rapport sensible à l’intelligence artificielle, à ce qui relève pour nous de l’étrange, en somme à tout ce qui s’éloigne de notre définition de l’humain.

Texte de Carla Marand, doctorante en histoire de l'art au Centre d’Histoire de Sciences Po

Précédent
Précédent

Valentina Canseco

Suivant
Suivant

PLURIEL⋅LES