Cette pluie confond nos larmes
« Les larmes crevèrent.
En lui s'élargissait un grand lac de solitude et de silence sur lequel courait le chant triste de la délivrance. 1»
Albert Camus, La mort heureuse.
« Il y a quelqu’un dans le vent (2) »
Et de ce quelqu’un, les artistes font des formes et des images. Invisible, il sculpte et prémâche leur travail, il donne le ton en faisant se mouvoir les drapés, les tissus, en faisant couler et tomber les larmes, en faisant choir les ailes des statues. Il pousse le geste jusqu’à la beauté que l’humain voudra figer de ses mains, en arrêtant le temps, en créant la nostalgie. Il nous destine à pleurer ce qui aurait pu demeurer immuable, comme le marbre, l’harmonie ou la victoire ; il fait naître la mélancolie.
C’est de ce mot dont les œuvres de l’exposition, si joliment titrée Cette pluie confond nos larmes, sont remplies. Comme un liquide mélangé de pluie, de sang, de sueur, de larmes et de couleurs. Une matière bien spéciale dont s’est servi Louis Verret pour dessiner et peindre ces figures que rien ne semble réunir, mais que tout lie dans son esprit narratif et sincère. Dans sa lucidité poétique et grâce à des figures d’anges, de joueurs, d’adorateurs et d’astres brillants, il a matérialisé le lien qui demeure éternel entre tous les fidèles abonnés à la déception, à la confusion, ainsi livrés au hasard.
Dans un stade, sur un champ de bataille, dans son art ou dans sa vie, on joue de la batterie ou au football on croit jouer avant de mourir, on prend le jeu au sérieux, on meurt d’avoir trop joué. Et dans tout ce théâtre demeurent les larmes, pour lesquelles on paye, on revient, que l’on demande à vivre et à revivre sans cesse. Comme une litanie, comme un rythme cardiaque, un tambour bat la mesure de nos désenchantements que l’on convoque encore.
Mais qu’est-ce qui unit, au fond, des figures aussi contrastées qu’une pleine Lune et des sculptures accidentées, ébranlées ? Cette constellation de portraits liés les uns aux autres par un fil invisible semble faite de ce vent qui ne ramène jamais Ulysse chez lui avant d’avoir fait le tour de toutes les caves à sanglots de la région et d’en avoir dégusté tous les grands crus.
Il y a en effet dans cette exposition et dans le travail de Louis Verret une notion de collection d’images ; comme Aby Warburg a pu confectionner son Atlas Mnémosyne (3), l’artiste emmagasine un certain nombre de représentations pour faire naître une mythologie personnelle et ainsi se traduire au monde, émotionnellement, puis visuellement. C’est là l’importance d’un répertoire intime d’images attachées ensemble par un même sentiment : se créer une banque de références, de symboles et de reflets (4).
Aussi, chez lui, des figures d’apparence opposées par la description ou la temporalité peuvent converser à loisir et parler d’une même chose. Toutes parlent ici du même vent, celui qui éloigne d’un présent, d’un but ou d’une vérité. Par sa technique d’aquarelliste, il les rend aqueuses et donc soumises à la fuite, comme un songe ou un souvenir. Les taches de couleurs qu’il crée sont confuses et n’osent pas dire tout de suite qui elles sont ; on les confond parfois avec de gais confettis, qui finiraient par rire d’avoir trop pleuré.
Mais « La beauté du monde qui disparaîtra bientôt a deux extrémités : celle du rire et celle de l’angoisse, coupant le cœur en deux. (5) »
Ainsi, les pleurs communs ne peuvent pas fonctionner sans cirque, sans une mise en scène cathartique de nos regrets. Et l’on invente des carnavals, des fêtes, des cycles sans régularité qui se font les marées de nos émotions les plus vives.
La récente victoire du Paris Saint-Germain en Ligue des Champions nous a très justement montré combien les hommes les plus discrets peuvent se révéler bien moins timides dans un stade, où ils hurlent — ivres de joie ou de tristesse — leur fureur. Elle nous a aussi montré ce qu’un simulacre de guerre peut déclencher chez de faux amateurs qui, ne s’intéressant même plus à la notion de jeu, en bafouent les règles et revêtent des masques monstrueux. Comme mus par l’impérial besoin de vivre un drame antique qu’on ne voit plus qu’à la télévision, mais qui existe pourtant encore à nos portes, on croit pouvoir provoquer le destin et faire frémir les dieux. On ne fait que se rire de la mort que l’on craint plus que tout :
« Ce rire est ambivalent : il est joyeux, débordant d’allégresse, mais en même temps il est railleur, sarcastique ; il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois. (6) »
Mais voilà peut-être ce que « deviennent toutes les larmes qu’on ne verse pas (7). », comme l’écrit Jules Renard.
En marge d’une de ses lectures, Louis Verret écrit : « Pleurer ensemble, couler ensemble. Flotter aussi et s’effacer pour réapparaître partout. », sans deviner peut-être qu’il s’agit là d’une jolie définition de son art : ce sont des taches de couleurs nées de certaines émotions éternelles et survivantes, armées de la lourdeur de l’eau dans le pinceau, et qui tombent comme une pluie. Elles se fondent dans des formes qui ne veulent rien dire de près, pour enfin tout dire avec recul. Elles parlent un langage aussi universel qu’intérieur. Elles savent toucher les cœurs de pierre, et ceux qui préfèrent aux larmes les subterfuges.
Laure Saffroy-Lepesqueur
Juin 2025
(1). Albert Camus, La mort heureuse, 1938
(2). Eugène Guillevic dans Terraqué (1942), trouvé chez Gaston Bachelard, L’air et les songes, 1943.
(3). Corpus d'images, créé entre 1921 et 1929, par l’historien d’art.
(4). Comme le décrit très subtilement Charles Baudelaire dans le poème « Tristesse de la Lune » : « Un poète pieux, ennemi du sommeil, / Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, / Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, / Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil. » in Les Fleurs du Mal, 1857.
(5). Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929
(6). Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, 1970.
(7). Jules Renard, Journal, 1887-1910.